La "culture pour chacun" ou comment lutter contre "l'intimidation sociale" ?
Le 15 mars dernier, Elise Longuet (1) remettait un Rapport au Ministre de la culture pour étudier et proposer des actions en faveur de l'accès de chacun à la culture, et principalement des populations qui en sont éloignées (jeunes, habitants des banlieues défavorisées, habitants de l'espace rural). Ce Rapport mettait notamment en avant une politique de soutien à la demande notamment par la création d'une carte culture nationale et d'un chèque cadeau culture pour les jeunes. Elle proposait aussi des stages culture pour les jeunes (des quartiers prioritaires et des zones rurales) dans les établissements culturels. Elle prônait l'introduction d'un volet culture dans le livret de compétences de l'élève (passerelle avec les activités culturelles extra scolaires).
La suite de ce Rapport concerne une meilleure présence des arts et de la culture dans l'espace public (numérique et physique), ainsi que la participation des populations à certains «temps» publics. Un chapitre est enfin consacré au mécénat (des projets labellisés culture pour chacun seraient éligibles à un mécénat bonifié) et à la création de mesures d'incitation à l'attention des PME/TPE et des particuliers.
En septembre, Francis Lacloche, un proche du Ministre, Conseiller pour le mécénat, la photographie et le programme Culture pour chacun, remettait une note au Ministre de la culture pour lui proposer un programme et des perspectives autour de la notion, mise au goût du jour, de «la culture pour chacun » (André Malraux l'avait déjà mise en avant lors de la présentation du budget de la culture à l'Assemblée nationale le 27 octobre 1966).
Francis Lacloche rappelle avec justesse que la culture est un investissement économique, collectif et personnel (même si je ne les aurais pas cité dans cet ordre), et également les avancées que représentent la gratuité dans les musées et la carte musique pour les jeunes, le plan lecture, ou encore l'éducation artistique et culturelle (due autant aux collectivités territoriales qu'à l'Etat, soit dit en passant).
On ne peut être que favorable au fait d'impliquer les populations dans un processus actif d'appropriation et de création, visant à l'émergence d'un «rapport au monde et mise en commun au sein d'un groupe social». Mais opposer cette culture partagée créant du lien social à «l'intimidation sociale» que représenterait actuellement, de façon globale, l'offre culturelle faite d'exigence et d'excellence, c'est quand même faire l'impasse sur les efforts accomplis par nombre d'équipements artistiques et culturels, tant pour ouvrir leurs programmations à une diversité de formes et de contenus que pour rechercher de nouveaux publics (notamment éloignés de la culture) par une action culturelle en amont et autour des œuvres. Il me parait donc quelque peu manichéen d'opposer l'intimidation sociale à la construction d'un lien social.
Jack Lang avait déjà promu une diversité des domaines artistiques au-delà des beaux-arts, et on peut donc lire aujourd'hui que «la culture officielle est trop éloignée des modes d'existence de certains groupes sociaux et dénie en outre à ces groupes sociaux le droit de considérer leur propre culture comme légitime et digne de reconnaissance par le ministère de la Culture». Pourtant et jusqu'à la preuve du contraire, la proportion des aides financières du Ministère pour la musique classique (opéra, orchestres) reste dominante...
Il est donc réaffirmé la diversité des modes d'expression par le développement des nouveaux outils numériques et la place qui doit être donnée à la culture populaire : «Il ne s'agit plus de « rendre populaire » mais bel et bien de «faire accéder le populaire au rang des intérêts culturels de notre patrimoine et de la création française». Mais on ne pointe pas le fait qu'une telle proposition, qui mérite attention (cf. par exemple l'intérêt des pratiques amateurs dans le secteur des musiques traditionnelles), présente aussi d'autres risques : le populisme (qui peut être synonyme d'archaïsme, de vulgarité, de xénophobie, voire de racisme...) et l'individualisme des nouvelles pratiques (comme la lecture de films chez soi si elle supplante la sortie au cinéma).
La deuxième partie de cette note a malgré tout l'intérêt de présenter un plan d'action à court, moyen ou long terme (avec beaucoup d'incertitudes sur la pérennité d'un tel plan alors que nous sommes à la veille d'un remaniement ministériel). On y trouve des mesures symboliques (la nomination de référents «Culture pour chacun» dans les DRAC), des dispositifs existants dans lesquels ces notions devront transparaitre (cahiers des charges des établissements sous tutelle, conventions avec les autres ministères, plans rural, lecture, numérique...), la prise en compte des préconisations d'Elise Longuet, et l'intérêt d'un «appui théorique et intellectuel» à ces notions. A cet égard, je suggère au ministère de ne pas occulter dans les forums à venir les travaux universitaires sur la toute relative «autonomie» des choix de nombreux individus qui, en raison de l'influence de la publicité et des médias, concentrent leurs demandes vers les œuvres du showbiz...
Il est proposé dans cette note de développer les protocoles de coproduction artistiques entre les artistes et la population, les pratiques culturelles en entreprise, un 1% social et culturel dans les opérations d'urbanisme. S'ensuit une liste à la Prévert d'actions symboliques (valorisation d'expériences significatives, forums régionaux puis forum national les 28-29 janvier à Paris, label "Culture pour chacun", déplacement du ministre en région...) afin de «rendre lisible l'action du Ministère pour créer un sentiment général d'utilité du programme dans une perspective à long terme». En revanche, aucun élément sur les moyens financiers qui devraient être dégagés pour garantir la réussite d'un tel plan, hormis la mention : «autant que les moyens financiers et humains le permettent»...
Nous savons que le modèle des politiques culturelles est aujourd'hui à la fin d'un cycle en raison de l'essoufflement des méthodes d'intervention et de la baisse des financements publics. Pour autant, prenons garde à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ! Les efforts de démocratisation culturelle des œuvres artistiques dans toute leur diversité ne doivent pas être abandonnés, même s'ils doivent être sans cesse ré interrogés, et ce tout autant que l'on doit développer en parallèle la relation culture/lien social, notamment en direction des publics éloignés de la culture, avec des moyens beaucoup plus importants. Et il faut prendre garde dans cette affaire à ce que la satisfaction de la demande ne se fasse pas sur le dos des aides à la création, sinon on ira vers la disparition des artistes.
François Deschamps
Lire également l'article de Jean-Gabriel Carasso : Culture pour chacun ... culture pour personne ?
(1) Elise Longuet, Directrice des relations extérieures de Fimalac et administrateur de la Fondation Culture & Diversité.
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